As Loud as Possible (Palais/ Magazine, édition consacrée à "La Marque noir, "Steven Parrino: retrospective, prospective" (Printemps 2007)


Le bruit, c’est ce son fronde, indomptable, discordant, une puanteur dans l’oreille, comme l’a écrit Ambrose Bierce dans son Devil’s Dictionary, ce que tout oppose et tout interdit à la musique. Le bruit sévère, le bruit dur, le harsh noise, c’est, pire encore, le chaos volontaire, la crasse en liberté, même pas la musique de son-bruits rêvée par Luigi Russolo dès 1913, même pas le bruit des machines ou un miroir sale, mais plutôt le vide exagéré par la violence électrique. Il n’est pas moderne, il n’est pas industriel, il est pire. Russolo voyait l’art des bruits des machines comme le possible dans le creux de l’oreille nouvelle: le harsh noise, terminal, envisage juste détruire jusqu’à cette oreille-là. Le harsh noise est un trou noir. Le harsh noise asservit ses praticiens servants, ses militants. Le harsh noise est, dans la musique, l’ennemi sensible, une extrémité horrible. Le harsh noise n’est pas anxiogène, mais, pire encore, un assaut volontaire, une menace littérale pour le corps, un marteau piqueur, un livre sans narrateur ni personnages, un cylindre de douleur, une aberration au monde à moudre du signe, ce qui n’aurait jamais dû s’incarner, en quelque sorte. Le harsh noise, c’est un bruit volontairement libéré, un labyrinthe de feedbacks autogénéré, autodévorant en même temps, avec juste une main pour sculpter, une intention pour guider, à peine une idée pour le conceptualiser. Il n’est pas une musique bruyante mais une musique une musique-bruit taillée, pas un genre, encore moins un mélange, car s’il est né d’amonts lisibles dans l’histoire de la musique, dans l’histoire du vingtième siècle, il n’a dans sa pratique et sa nature d’autre horizon que ses propres vertus terminales, il n’a d’autre filiation que le petit paradoxe technologique qui lui permet d’exister. Il convient à cet effet de ne pas se perdre dans les méandre des mélodies sculptées, éventuellement mises à mal par le bruit, l’électricité, les logiciels, de la musique produite, en cherchant désespérément le harsh noise, puisqu’il n’est lié à la technologie que dans ses mésusages, la violence qu’il inflige aux machines en les dérivant avec elles-mêmes, en lacérant membranes par le volume, en forçant les épousailles avec les pires artefacts de junk technologique récupéré dans la poubelle du voisin puis branché tel, ou un peu éventré, dans la mixette épuisée. Il convient de comprendre, enfin, qu’il est né au bout du siècle de l’information, en essayant de faire sans elle, en s’incarnant en poussière exagérée des musiques électriques, en cendre de mort de musique sacrifiée, annulation saturée.

Mais comment la musique a-t-elle osé muter en ça ?
Objectivement, si on regarde la tête du harsh noise, son nom, il faut tout de même se pencher un peu en arrière, le 20ème siècle brouhaha, pour comprendre cette « birth-death experience », si l’on m’autorise à citer le titre d’un disque de Whitehouse, le premier de surcroît. Attali écrit dans son Bruits de 77 (hors-sujet, quand même, n’en déplaise aux universitaires du noise qui adorent venir y piocher des explications), que «la vie est bruyante, bruits du travail, bruits des hommes, bruits des bêtes », mais ce qui est surtout arrivé en même temps que les machines et les véhicules, c’est la musique qui a envahi la vie, qui est devenue ce bruit de fond total sans filiation avec l’art, quand les supports de stockage eux- mêmes (disques, bandes, ondes et fréquences dématérialisées dans les airs, dans les mémoires virtuelles, dans les réseaux) sont devenus sources supplémentaires. Dans l’art, le parcours est un éclat dans toutes les directions du monde, l’invasion progressive des glissandi et des tessitures dans l’orchestre, Henri Barzun et la simultanéité dans la poésie pour boucaner, Dada, ses bruits de tambour et ses monceaux d’ordures, Russolo et ses machines de musique-de-guerre, Schwitters et « la pensée dans la bouche », Varèse et ses sirènes, Varèse et ses tambours, les radios et les platines sur la scène de l’auditorium avec Milhaud, avec Cowell, avec Cage, l’interlude de la musique de bruits enregistrés (et, c’est hors-sujet, organisés) de Schaeffer, le pur bonheur bruiteur de la musique électronique qui naît, Stockhausen qui fait du bruit blanc avec des hymnes va-t’en-guerre, Cage à nouveau, moins important pour son viol de la musique par la vie que pour son championing de la pratique amateur tous azimuts, de l’aléatoire total dans la pièce de musique, des boîtes en plastique pour jouer, AMM, le Nihilist Spasm Band et les autres, Maciunas qui casse un piano, Persepolis de Xenakis qui délivre, dès 1971, bruits métalliques écrasés et grincements saturés de poussière, du vrai noise volontaire dans le fond de la bande, la poésie sonore de Henri Chopin ou François Dufrêne qui mettent le micro dans la gorge pour amplifier le corps-orchestre et achever de démanteler, après le signe, la voyelle jusqu’au bruit pur. Et puis, lisiblement, les noces de la musique et de la violence, la mise au monde de l’aberration rock, Bo Diddley, la course au boucan de la British Invasion (de mémoire, les plus durs, c’était The Creation), puis l’escalade infinie, Blue Cheer, les Sonics et le Velvet, Metal Music Machine ou le bruit de rien dans la machine mainstream, les Rallizes Denudés, Pere Ubu, l’industriel total de Throbbing Gristle, P16.D4, SPK, NON ou Neubauten, Branca et ses enfants, les Swans, Discharge puis Napalm Death, Slayer, le Black metal, l’everest de bruit sur la page de JR de William Gaddis en 75, et, enfin, en même temps, juste avant, juste après, la pure boucle de mort, Whitehouse, Merzbow, Hanatarash, le harsh noise.

Ce truc dégueulasse
Au bout du tunnel de la saturation des sources, les découvreurs du harsh ont réussi à en imiter les effets (meilleur instance a posteriori, Play Standards chef d’œuvre de 1997 de l’orchestre de bruit du monde Ground Zero, concentration absolue de sources mêlées, parasitées et parasites mêlés) en supprimant la source: ils ont branché la machine-relais, la mélangeuse sur elle-même, et ont réussi à ne garder de l’euphorie de violence du rock que l’euphorie, que la violence. C’est Jojo Hiroshige, tête de Hijokaidan et Alchemy Records, harsh noiser since 1979, qui explique, « nous adorions l’euphorie live de Deep Purple, Black Sabbath ou Hendrix, ils arrivaient sur scène avec ces immenses murs de feedback. Ce que Hijokaidan a fait, c’est se débrouiller sans les mélodies, sans les solos de guitares, pour aller directement au feedback, à la décharge orgasmique de bruit qui s’échappe des enceintes explosées ». Le bruit est ce signal impur et irrégulier, chaos flou de fréquences simultanées, qui parasite un message codé en démantelant le code. Il n’existe pas par lui-même, ainsi une musique de bruit est un néant qui doit se parasiter lui-même pour se faire entendre. S’il a aussi commencé en empilant et saturant les déchets (les premiers pas du Merzbow de Masami Akita, en lien direct avec le Merzbau de Schwitters qui lui a donné son nom, célébraient les monticules d’ordures du monde moderne), s’il aime parfois s’apposer à la pop et s’exhiber en excès théorique de la musique occidentale impéraliste comme altérateur, le harsh noise, s’est ainsi presque immédiatement constitué en signaux purs sabotés, retournés, bouclés par et sur eux-mêmes. Akita a entendu la power electronics de Whitehouse, amas purulent de fréquences synthétisées, bruits accidentels en invasion et de scansions dégueulasses, il a rencontré le pionnier Maurizio Bianchi, et la matière harsh noise, ultradensité qui impose ses propres enjeux, ses propres procédés d’écoute, est venue, presque accidentellement, au monde.


L’idiot la tête dans la bouche du lion
D’abord calquée sur les raccourcis du power electronics de Whitehouse, des Haters de GX Jupitter-Larsen ou Con-Dom, héritiers des jeux subversifs de l’indus, TG, Brighter Death Now ou NON, cette extrémité empirique nouvelle s’est vue promouvoir et avancer tous les motifs de la déviance et des art de la limite, porno, guerre, viol, techno, merde - ce n’est pas par hasard que l’écrivain Peter Sotos, editor de la subversion totale Pure Mag, ait été membre de Whitehouse, ce n’est pas par hasard que Tetsuya Endoh de The Gerogerigegege (gero pour vomi, geri pour diarrhée) se branle sur scène à toutes les occasions, ce n’est pas par hasard que Mayuko Hino de C.C.C.C soit une ancienne star du porno bondage – mais la vérité, c’est que le raccourci est moins logique qu’historique, les racines du noise nippon étant plus à trouver dans le rock psychédelique, le garage amateur ou dans le zen, la représentation du harsh noise étant bien plus problématique que celle du harsh noiser. L’école occidentale de la noise music, sadienne, bataillenne, fouille donc d’abord le lubrique et met le corps, cette « usine qui ignore le silence » comme dit Henri Chopin, au centre du boucan, le met en scène, tout puissant ou docile, souffreteux (William Bennett de Whitehouse, qui expose un torse chétif en mimant les pleins pouvoirs), incarnant le bruit sans visage en monstre tortionnaire en prenant le raccourci de ses effets sur le corps qui écoute. Sans se voiler la face, le bruit est cet assaut qui prend à partie et éprouve, et le noise occidental, au moins dans sa frange post-indus, est une affaire de pouvoir, et la mise en scène, sur les pochettes dégueulasses des cassettes, ou sur scène, en leather-boys musculeux, d’une ascendance sur le bruit tout puissant, ou, en corps ravagé et figure misérable, d’une mise à mort par le bruit (voir les rapports privilégiés que la scène harsh US, via le Prurient de Dominic Fernow, entretient ces temps avec le Black metal dépressif ou le Doom miséreux). Power electronics, ça signifie un peu, pour crâner ou pour mourir, la tête dans la bouche du lion. Plus près de nous, le harsh noiser est aussi ce clown désespéré qui met en scène son amateurisme, ce musicien volontairement dépassé par ses outils et par la musique, qui hurle la subversion technologique et le sabotage du progrès au moins autant que celui de son corps, et qui ne doit surtout pas avouer de surconscience dans ses gestes maladroits et dérisoires. Qu’on se le dise, le harsh noise est facile à faire, mais il demande, comme l’idiotie, une dévotion totale.

Grand Impassible
A l’inverse, le harsh noiser au Japon, après les excès de mise en scène de Hanatarash (le premier groupe de Eye, qui aimait bien détruire les concert halls à la pelleteuse), les cris primaux de Yamazaki « Maso » Takushi aka Masonna, ou les affinités d’Akita avec le bondage, n’a rien à montrer, tout à faire entendre. Violent Onsen Geisha, Aube, Hijokaidan, les deux salarymen d’Incapacitants, MSBR (RIP) ou Solmania (RIP) sont ces travailleurs impassibles, serviteurs presque fascinés, mutiques, cloîtrés et entièrement dévoués à la cause esthétique du harsh pur, simple. Comme l’écrit Matthias Huss pour le magazine Release, « J’ai aimé le noise japonais avant même en avoir entendu.C’était le black des intellos, je me suis dit, insupportable pour les gens ordinaires, et pourtant exigeant et mystérieux bien plus que nécessairement evil (…). D’après les revues, il y avait ce gars intello appelé Akita qui ne parlait pas beaucoup, mais qui montait sur scène pour faire LA MUSIQUE LA PLUS EXTREME DU MONDE». C’est le mystère du Grand Impassible, qui permute le grand déballage du corps transgressé et le geste invisible, doigt à peine mouvant sur le potard de la pédale ou, mieux encore, sur le pad du Powerbook – c’est la plus belle révolution du noise numérique, mieux que les impassibles finlandais de Panas
onic et leurs machines magiques, le harsh noise Apple (Pita, Russell Haswell) n’a plus besoin de se mettre en scène du tout. On dira ainsi ce qu’on veut sur ce qu’a perdu la musique de Merzbow en rentrant dans l’ordinateur, à tort ou à raison : sur scène, Akita immobile avec un laptop qui délivre le bruit total, qui ne peint rien, propose l’expérience ultime d’un vertige insondable, sépulcral, abyssal, le regard vide de Gilles de Rais.

The Ideology of Noise
Attali écrit que « la musique dans l’espace des bruits est une canalisation de la violence », et l’auditeur de harsh noise, le hard disk bourré de rips MP3 de quarante-cinq tours ou de cassettes de noise obscur du début des 80s et de black latvien est en droit de se demander, qu’est-ce que c’est, donc, un bruit exagéré dans un espace de bruits ? C’est quoi, le bonheur du fan de harsh noise ? Il y a la catharsis de l’hétérogène, de l’informe dionysiaque, l’immanence acoustique de l’immersion, la submersion dans la violence, et la pure jouissance de l’anxiogène, la grande contradiction, maso, juvénile, qu’importe, la reconnaissance animale du bruit sur le corps, dans le corps. Et puis, juste avant et juste après : la reconnaissance connoisseuse du gourmet, qui sait pénétrer dans la boule de feu pour en apprécier les matières, les monticules, les crevasses et les contours, car la vérité, pour le noisehead, c’est que le harsh est fabuleusement riche, généreux, varié. L’internationale Noise se porte ainsi à merveille, pulsant à pleins poumons en éditions-mystères, cassettes en or (si,si, cassettes), split singles et 33 tours super épais, festivals-marathons, coffrets sans échelle, zines actifs et forums super exclusifs, titillée par les engouements hippie, metal sombre, spazz, idiot-rock qui emplissent les souterrains arty de toute la planète. Aux USA, après les légendes Emil Beaulieu (tête de RRR), Bastard Noise, Kevin Drumm, les posterboys parfaits de Wolf Eyes ont quasi chacun une base de ralliement entre les mains (Dilloway fait Nelson Records, Olson fait American Tapes, Connelly fait Gods of Tundra), et sont autant de rouages au sein d’une scène tentaculaire, pleine de noms magiques et autant de groupe one-shot, actifs ou inactifs, tous emmêlés, Nautical Almanach, Sickness, Forcefield, Lockweld, Sissy Spacek, LHD (ces trois-là avec le héros John Wiese, tête du label Helicopter), Kites, Metalux, Marcia Bassett (Zaimph, Hototogisu), Pedestrian Deposits, Oubliette, Prurient et le label Hospital. En Europe, il y a le grand Matthew Bower (Hototogisu, Skullflower), Andy Bolus, le nordic noise de Sewer Election, Anus Presley, Number Sore, Grunt, Jazkammer et Lasse Marhaug (tête de Jazzasin), et on me glisse à l’oreille que la scène parisienne, Helicoptère Sanglante, Tourette,Vomir ou Fred Nipi a beaucoup de bruit à dire, pour rien, pour tout. C’est que, si le harsh ne saura jamais se vassaliser, dans sa forme pure, au monde pop, il est capable d’imposer ses propres modes d’écoute, de critique, de terreur et de bonheur (la discographie infinie et infiniment variée de Merzbow, en horizon, semble contenir tous les bruits du corps et tous les bruits du monde, toutes les intentions, toutes les mal intentions), et si l’on ne pourra jamais retirer au harsh noise sa suprématie, sa dangerosité, son essence de stockage de mort, sa production immense et ses publics pourraient bien l’incarner, aussi, en bout de course, en activité constitutive, définitive, de l’animal humain.

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