"Computer Love" (Trax #115, juin 2008)

Drôle, sauvage, romantique, imprévisible : la musique informatique générative revient en force pour se rappeler au bon souvenir des musiques électroniques, dont elle demeure, au même titre que la musique concrète ou le minimalisme américain, un horizon historique. Petit survol d’un renouveau, avec les dernières œuvres époustouflantes de Hecker & Haswell, et Marcus Schmickler. Préhistoire, histoire.

1957. Max Mathews, ingénieur informatique pour les Laboratoires Bell de la compagnie de téléphone AT&T, développe pendant son temps libre le premier logiciel de musique informatique, et consacre l’IBM 7090 premier ordinateur « chanteur » de l’histoire de l’informatique. Un an plus tard, il synthétise la première mélodie polyphonique (c’est-à-dire plusieurs sons simultanés), fait chanter la comptine « Daisy Bell » à l’ordinateur et inspire à Arthur C. Clarke le chant du cygne de l’ordinateur HAL dans 2001, l’odyssée de l’espace. Dès 1960, des compositeurs chercheurs (Charles Dodge, John Chowning ou Jean-Claude Risset, qui participera plus tard avec Pierre Boulez à la création de l’IRCAM), composent, synthétisent et créent les premiers objets sonores de l’ère informatique avec le logiciel de Mathews, loin des grands studios officiels de la musique électronique d’alors qui utilisaient des instruments électroniques analogiques et le montage sur bande magnétique. Engageant un travail de recherche musicale trop méconnu, ils élaborent les premières œuvres de musique purement informatique (c’est à dire des objets sonores entièrement synthétisés par ordinateur), même s’il faudra attendre les années 80 pour que les ordinateurs soient suffisamment puissants pour égaler en versatilité et en puissance de synthèse les machines électroniques analogiques.
Milieu des 70 : Le compositeur Iannis Xenakis, qui a déjà assimilé les mathématiques, les probabilités et l’aléatoire (le « stochastique ») dans ses processus de composition, élabore le dispositif UPIC, une interface électronique révolutionnaire d’abord destinée à assister la composition, et qui permet littéralement de « dessiner » la musique.
1988 : le chercheur Miller Puckette élabore pour le compositeur Philippe Manoury l’interface Patcher, bientôt renommée MAX en l’honneur de Max Mathews, pour coordonner les sons électroniques et les instruments de l’œuvre Pluton.
Deuxième moitié des années 1990 : le logiciel MAX/MSP, version audio et commerciale de MAX, et le logiciel de programmation en langage C++ Super_Collider (programmation générative) associés à la génération G3 des Powerbook d’Apple permettent à une génération spontanée et hybride de musiciens sans formation académique, issus de la techno autant que de la pop, des musiques post-industrielles, de la musique improvisée, du rock ou du harsh noise, d’émerger en alternative souterraine de la recherche académique. Des labels (Mego, A-Musik, OR, Deco, Alku) et des artistes emblématiques (Pita, Oval, FX Randomiz, farmers_Manual), tous cousins radicaux d’Autechre ou Mouse on Mars, explorent alors dans un passionnant chaos post-moderne et libertaire, aux confins d’une musique informatique sauvage et sans frontières. Les institutions (l’IRCAM, le CCMIX - Centre de création musicale Iannis Xenakis) font un peu la sourde oreille, et on peut lire dans une interview du français Dorine_Muraille que « l’IRCAM devrait inviter NTM, alors il se passerait peut-être quelque chose d’intéressant ».
2004 : Florian Hecker, farouche fureteur de la musique informatique générée par ordinateur, et Russell Haswell, performer noise intransigeant (proche d’Autechre qui participe à l’occasion à leur side-projet participatif Gescom), sont invités en résidence au CCMIX à enregistrer et composer avec l’UPIC.
2007 : Blackest Ever Black, résultat somme de cette expérience certifié DDDD (généré, monté, masterisé, gravé sur ordinateur), sort sur Warner Classics, une première pour le prestigieux label de musique classique plutôt enclin à sortir de la musique contemporaine académique.
2008 : après la grande effusion du début des années 2000 et un premier déclin artistique relatif des musiques électroniques expérimentales causé par le photocopillages sans imagination (la « laptop music », genre absurde et non-avenu), la musique informatique pure et dure, dite « générative », s’exprime sans confusion dans les œuvres de Hecker et Marcus Schmickler et affiche une santé radieuse. L’ère du renouveau ?

Reprise
Ainsi le musicien allemand Florian Hecker, jusque là plus volontiers habitué des raouts des arts numériques (Ars Electronica) et de l’art contemporain (il a collaboré avec les artistes Carsten Höller ou Angela Bulloch) est devenu, en quelques années, une espèce de VIP nécessaire pour la techno nation, invité systématiquement dans les grands festivals (Sonar) et courtisé (sporadiquement) par nombre de ses labels emblématiques (Warp, qui a récemment sorti les UPIC Warp Tracks, ou Rephlex le label de Richard D. James, qui a publié ses Recordings for Rephlex). Un peu comme si cette dernière réalisait enfin que la recherche d’objets sonores assistée par l’informatique, à l’œuvre dans son travail radical (principalement édité par Mego), faisait partie du code génétique de la musique électronique depuis sa naissance… Même si l’intéressé fait mine de peu s’en soucier. « La vérité, c’est que je ne sais pas pourquoi ces labels s’intéressent à moi. Nous avions certainement des intérêts mutuels et des expériences personnelles en commun. Je ne peux pas vraiment en dire plus sur les raisons très spécifiques qui ont motivé chacune de ces sorties, et qui n’ont pas plus de signification particulière que la cassette que je vais bientôt sortir sur le label Tochnit Aleph, ou le CD/LP édité par la galerie Neu de Berlin. Les moyens de publication sont motivés par les besoins de l’œuvre ».
On arguera tout de même que la musique purement informatique produite par Hecker, avec ses techniques de synthèse sophistiquées jusqu’à l’ésotérisme (« synthèse pulsar, processing waveset, synthèse stochastique dynamique », etc.) est un jalon inéluctable pour les grands labels qui s’intéressent à l’innovation : elle donne à entendre des matières sonores si prodigieuses, si étranges et si intrigantes qu’elles intriguent, amusent, ébouriffent et passionnent avant même de dérouter l’auditeur. Proposées dans leurs plus simple appareil (c’est-à-dire éditées dans leur état brut puis arrangés en stéréo, sans ajout, contrainte d’organisation ni conceptualisation), elles titillent le coeur moderniste, systématiquement écarté – autant par l’académie que par la « rue » - en notre époque toute post-moderne, en même temps qu’elles prolongent une longue tradition investigatrice qui est comme l’inconscient techniciste, positiviste, romantique de toute la musique moderne. Ainsi l’étrange majesté qui traverse et anime l’immense Blackest Ever Black, réalisé sur l’UPIC de Xenakis, noue un étrange dialogue extratemporel avec les pères de la musique informatique (Risset, Xenakis), tout en narguant de sa violence et de son intransigeance les plus extrémistes des militants noise. Hecker : « Je ne fais pas de différence entre le nouveau et l’ancien. Ce qui a le plus compté pour moi, c’était d’aller au CCMIX avec Russell, et de travailler avec l’UPIC dans une situation très expérimentale pour moi. L’ultramoderne, c’est tellement 80s… Des grosses consoles et des grosses reverb : ça n’a rien à voir avec la réalité des instruments de la musique informatique d’aujourd’hui ».

Continuité
Selon Peter Rehberg, activiste digital noise depuis près de quinze ans (en solo sous le nom de Pita, ou avec KTL, duo qu’il forme avec Stephen O’Malley de Sunn O))) et affiliés) et boss du label Editions Mego qui publie les œuvres de Hecker et Schmickler, ce qui motive le verdoiement actuel de la musique informatique est une raison pratique : « Les ordinateurs permettent de réaliser des choses qui étaient impossibles il y a quelques années. Des compositeurs comme Marcus ont enfin à leur disposition des outils adaptés à leurs idées ». Première œuvre purement électronique de Schmickler depuis une éternité (l’allemand, qui pratique aussi, avec la célèbre chanteuse Julee Cruise – connue pour sa collaboration avec Angelo Badalementi sur les B.O. de David Lynch - de la pop sous le nom de Pluramon, a une discographie phénoménale), Altars of Science est effectivement un objet sonore renversant. Elaboré en 5.1, « toutes ses sources sonores ont été générées sur ordinateur. Il n’y a aucun instrument acoustique ou autre donnée sonore dans l’œuvre, tout est numérique. Les sons sont en partie retravaillés et tout à fait organisés, de manière pseudo chaotique ». Héritier d’un siècle de recherche sonore et formelle, Schmickler se situe dans le même paradoxe quasi anachronique que Hecker, donnant naissance grâce à la technologie à des phénomènes sonores inouïs, inédits, très puissants, en même temps très proches des tentatives du pionnier Jean-Claude Risset dans les années 60 et 70, pourtant élaborées sur des ordinateurs préhistoriques. « Arriver à créer des nouveaux sons est une tâche ardue. Ce qui m’inquiète plus, ce sont tous ces gens qui nient les références du passé : il est facile de croire que vous faites quelque chose de nouveau si vous ne connaissez rien. Je pense que le geste moderniste inclut des références à la tradition. Quand il y a négation, il y a toujours référence. Altar of Science accomplit ça. Pour moi, il s’agit de musique moderne, sans équivoque, mais je suis certain que beaucoup de gens ne seraient pas d’accord ».
La réalisation d’un tour de force comme Altar of Science témoigne en tout cas d’un vrai renouveau créatif, qui s’accompagne d’un indéniable regain d’intérêt de la part du public après plusieurs années de marasme et de déceptions modernistes. « Autant du point de vue des artistes que de celui du public, il semble que l’expérimentation fasse partie de notre zeitgeist. Les changements politiques et sociaux sont si compliqués, qu’une majorité de gens apprécie les formes d’art facilement assimilables. Maintenant que la première vague d’engouement pour l’audio en temps réel est retombée, je dirais que la qualité de la musique en ressort grandie. D’un côté, de plus en plus de gens utilisent des sonorités issues des musiques expérimentales dans les formats pop, et de l’autre, des artistes poursuivent une ligne plus scientifique et prolonge l’histoire de la recherche sonore et informatique ». Au-delà des genres et des écoles, voilà donc un laboratoire passionnant et vivace à apprécier tout de suite, absolument.



Quelques jalons de la musique informatique générative en disques :
« Music From Mathematics », played by the IBM 7090 Computer (Decca, 1969)
Jean-Claude Risset, « Sud/Dialogues/Inharmoniques/Mutations » (INA, 1985)
Iannis Xenakis « Electronic Music, 1957-1992 » (EMF)
Kim Cascone « CathodeFlower » (Ritornell, 1999)
Hecker « Sun Pandämonium » (Mego, 2003)
Evol « Magia Potagia » (Mego, 2004)
Curtis Roads « Point Line Cloud » (Asphodel, 2005)
Hecker & Haswell « Blackest Ever Black » (Warner Classics, 2007), « UPIC Warp Tracks » (Warp, 2008)
Marcus Schmickler « Altars of Science » (Editions Mego, 2007)
Cristian Vogel « Double Deux » (Station 55, 2007)

Aucun commentaire: