The Magnetic Fields –Merritocratie (Chronicart #42, février 2008)

Il faudrait un numéro entier de Chro’ pour vous présenter Stephin Merritt une nouvelle fois, dignement, et vous expliquer pourquoi on le tient en si haute estime (pour ceux qui suivent, ses 69 Love Songs sont arrivés direct tout en haut de notre Top Musique pour la décennie 1997-2007). C’est que Merritt est un vrai génie de la pop music telle qu’on l’a toujours rêvée sur le papier (entendre : lettrée, cruelle, hilarante, ironique, déchirante, autoréflexive, gay, plus intelligente que nous, et puis, ça compte, blindée de vrai génie mélodique), un archéologue, un explorateur intarissable de cette étrange créature de trois minutes en plastique élastique qui fait battre le cœur à l’humanité depuis Phil Spector. Insatiable, hyperproductif, conservateur (de musée), Merritt n’en finit pas de faire le tour de la question chanson, avec ses Magnetic Fields, Gothic Archies, 6ths ou autres Future Bible Heroes, peaufinant les mêmes rengaines mélodiques et les mêmes histoires tristes et désopilantes parce que, comme il l’explique hors-champs de cette trop courte sélection de notre long entretien de décembre dernier (version intégrale à venir sur notre site), « il n’y a pas tant que ça à raconter dans la pop music, il y a, « viens ici », « où est-ce que tu vas », « oh non tu m’as quitté », et « dansons », qui veut un peu dire la même chose que « viens ici » . Il n’en finit pourtant pas, dans les conventions et la répétition, d’étendre les champs du possible de son songwriting vorace et volubile en faisant pleuvoir plusieurs pépites par an, toutes similaires, toutes différentes, sur nos têtes. Ani ce nouvel opus de Magnetic Fields qui donne à entendre la plongée de son art piégeusement raffiné et bienveillant dans un bain d’acide saturé, tour de force esthétique et énième balle dans le pied qu’on a pas fini de charcuter en exégèses passionnées (à l’instar du récemment paru 69 Love Songs : A Field Guide de LD Beghtol, petite bible qui tente d’y voir un peu plus clair dans le labyrinthe Merrittien). Quand on vous disait qu’il faudrait un numéro entier.

Je suis une personne très littérale. Distortion s’appelle distortion parce qu’il y a de la distorsion sur tous les morceaux. Je voulais faire un disque très rapidement, et je me suis dit qu’une bonne manière serait d’utiliser un style qui existait déjà et de le copier. Je me suis aussi rappelé que la dernière fois que j’avais aimé la production d’un disque au point d’avoir envie de l’émuler, c’était Psychocandy de The Jesus & Mary Chain, à la fin des années 1980. Ca fait un bail. Il y a d’autres disques que j’ai apprécié depuis, mais Psychocandy a une production très distinctive, et je ne pense pas que qui que ce soit ait fait un disque avec une production aussi distinctive depuis… (Fait mine de nous dire un secret). A l’exception de Bone Machine de Tom Waits.

Pourquoi ne pas avoir émulé le son de ce disque là ?
En fait, je l’ai déjà fait. La moitié des chansons de The Charm of the Highway Strip a beaucoup à voir avec le fait que j’aime Bone Machine. Ce n’est peut-être pas évident à l’écoute, en revanche.

Métaphoriquement, il y aussi la distorsion des conventions comme tu la pratiques, l’archétype de la pop song, mais également le langage.
Quoi faire d’autre ?

Se contenter de les émuler. Beaucoup de musiciens font ça.
Comme un groupe qui joue dans un bar, ou un groupe de bal ? J’ignore complètement l’existence de ces gens. Toute la musique que j’écoute a un quelque chose d’intéressant, ou alors je la coupe.

Qu’est-ce qui t’intéresse dans la musique que tu ne coupes pas?
Quelque chose que je ne m’attendais pas à trouver intéressant. Une son de cymbale fascinant. Ce genre de choses.

Tu es très investi dans les détails de la production. Comme si le son et le fond des chansons étaient à égalité.
Oh oui, complètement. Les deux sont aussi importants pour l’auditeur. Le son est la première chose qu’il va entendre. Mais j’aime aussi l’idée qu’une chanson puisse être réinterprétée par quelqu’un d’autre, d’une autre manière. J’essaye de faire en sorte que mes chansons soient assez bonnes rester bonnes qui que soit l’interprète. Ce qui n’est pas toujours le cas… (Sourire narquois).

Tu as acquis un public bien plus large depuis 69 Love Songs. Est-ce tu t’es demandé si le son de Distortion allait rebuter, agacer ou déplaire à une partie de ton public?
J’ai toujours agacé. Du coup j’utilise ma mère comme référence. Quand bossais sur 69 Love Songs, elle s’est mise en colère contre moi, et m’a demandé pourquoi il fallait toujours que je me tire dans le pied, en faisant des projets aussi outrageusement ambitieux. Je me suis alors dit que les gens réagiraient sûrement de manière forte au disque. Puis pour I, je lui ai dit que je faisais un disque de soft rock, et elle m’a demandé qui pouvait bien avoir envie d’écouter un disque de soft rock ? C’est la réaction que je voulais. Il se trouve que plus personne ne fait du soft rock, donc tout le monde veut en entendre. Je ne pense pas que personne ait compris que j’essayais d’en faire, en revanche. Celui-là, elle n’arrive même pas à en écouter une seule chanson en entier. Tout ce que j’ai fait depuis 69 Love Songs l’a choquée. Il faut dire que j’essaye dur. Elle est vraiment très choquée par celui-là. Mais je ne pense pas que des auditeurs plus jeunes seront choqués. Surtout ceux qui ont grandi dans notre monde post Psychocandy.
Tu dis que tu voulais faire un disque rapidement, mais la finition a pris plus longtemps que prévu.
L’enregistrement a pris un mois. Par contre, le mixage a pris un an et demi. Ca a été vraiment très dur. On a fait douze masters différents, pour un disque qui sonne comme s’il avait été bouclé en deux jours, dans une cave, au fond dans une décharge. Tout ça à cause de la distorsion. Le violoncelle est saturé, le piano saturé, qui fait des larsen, le violoncelle qu’il faut monter à tel moment parce que l’orgue est trop fort, ce qui fait qu’ensuite on n’entend plus la voix, et si on entend pas la voix on perd tout le sens, parce qu’il n’y a presque aucun refrain qui se répète sur l’album, aucune parole qui ne soit répétée deux fois. Il fallait donc un mixage et un mastering très subtils.

Finalement, est-ce que tu es complètement satisfait du résultat ?
(Hésitant). Non. S’il n’était pas sur le point de sortir, je rajouterais des claps.

Tu disais plus tôt que tu ne t’intéressais pas du tout à la musique qui t’entourait…
Je sais qu’elle existe, mais je n’y prête pas attention, c’est différent.

Le son de Distortion semble tout de même être une sorte de réaction au genre de son très compressé qu’on entend partout dans la pop music actuelle. Il est plus lointain, presque humble.
Parce que tous les sons ne sont pas en concurrence pour attirer votre attention ? Oui. (Très fier). C’est pour ça que j’ai passé un an et demi à le mixer. Parce qu’autrement, on aurait bien l’impression que tous ces sons, avec leur petit ego, sont bien en compétition. Si j’aimais quelque chose de plus récent que Psychocandy… ou Bone Machine, je réagirais à autre chose que Psychocandy. En l’état, je ne réagis qu’à Psychocandy. Ensuite, le fait que je réagisse à un disque qui a presque vingt ans est bien entendu une réaction à tout ce qui s’est fait depuis. Sauf Bone Machine.

Entre tous tes projets, tu as écrit tellement de chansons… Tu n’as pas peur d’épuiser ton inspiration ?
J’en ai publié des centaines, j’en ai écrit des milliers. Et si j’arrive à bout d’inspiration, je peux toujours aller fouiller dans le stock. Donc non, ça ne m’effraie pas. De plus, je connais les techniques pour contourner le problème.

Tu as une approche presque scientifique du songwriting.
J’essaye. J’aimerais que ça soit plus scientifique encore. Je viens de commencer à prendre des cours de harpe pour faire travailler mes doigts différemment. Il faut tenir sa main dans une position ridicule, la position « oiseau de paradis ». Ca fait super mal au dos, après une heure, ça fait super mal à la main aussi. Mais ça me met face à ce que je ne sais pas faire, à toutes ces techniques inconnues et pourtant toutes absolument pertinentes. Si je devais écrire des chansons sur cet instrument – ce qui est une très mauvaise idée, selon moi – je devrais rentrer à l’intérieur de ce petit système là. Me confronter à ces nouveaux systèmes, ça me permet de me rendre compte de l’étendue des possibilités. Distortion est un peu la démonstration radicale de ce que je tente de faire depuis toujours : essayer des choses nouvelles en permanence, et faire de la belle musique avec. Bien que ma mère pense le contraire.

Pourquoi presque tous tes disques sont des concept albums ?
Aucun de mes disques n’en est un, sauf le dernier album des Gothic Archies, The Tragic Treasury, Music for A Series of Unfortunate Events, qui est entièrement basé sur le livre de Lemony Snicket du même nom. (ndr, Les Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire en VF). Je fais des albums à thème, ce qui n’est pas la même chose. Ziggy Stardust, avec ses personnages, son intrigue suggérée, est un concept-album. Mais Songs for Swinging Lovers de Frank Sinatra est un album à thème. Pour Distortion, le thème est un style de production. Ce qui n’est pas vraiment un thème. Elle Fitzerald a fait des albums à thème dans lesquels elle ne chante que les chansons d’un compositeur particulier, Gerschwin Songs, Ella sings Cole Porter. Pourtant personne les appelle comme ça.

Tu aimes tout de même les contraintes, que ce soit l’utilisation du mot « I » dans les chansons de l’album du même nom, ou de l’amour comme thème d’un catalogue énorme de chansons.
Le seul thème au départ de « I », c’était le soft rock. Je voulais aussi ranger les chansons par ordre alphabétique. Et puis, alors que j’ai commencé le classement, je me suis rendu compte que la moitié des titres commençaient par le mot « I ». Ca semblait logique de pousser un peu le truc dans cette direction et de trouver des nouveaux titres aux chansons qui ne commençaient pas encore par « I ». Je fais ça par habitude, je pousse les choses pour qu’elles aient l’air plus arbitraire. Les chansons ont toutes un thème, que je le veuille ou non, autant que ce soit moi qui l’assigne.

Comment décrirait tu la chanson parfaite ?
Ca n’existe pas. Comme il n’existe pas de conversation parfaite. Dès que tu dis quelque chose, il faut que quelqu’un te réponde. Personne ne veut avoir le dernier mot, aucun dernier mot n’est parfait. Dès que quelqu’un prétend avoir le dernier mot, heureusement, quelqu’un viendra le contredire. Une bonne chanson permet de lancer une conversation, de manière puissante, intéressante, ou irréfutable.

(propos recueillis avec Auréliano Tonet)

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