Ricardo Villalobos – Monsieur Miracle (version intégrale de l'interview parue dans Trax 109, décembre 2007)


DJ shaman, star inopinée de la techno nation, Ricardo Villalobos est un précieux paradoxe, autant susceptible de faire les gros titres des torchons techno pour ses excès que de produire quelques un des rejetons le plus exigeants et les plus poétique de la techno moderne. Voué corps et âme, politique et philosophique, à une activité de DJ qu’il vit et pense comme une responsabilité quasi métaphysique, en héritier inattendu de dieux disco comme Larry Levan ou Mancuso, Villalobos est devenu comme le prêtre gardien de la répétition et de la transe à l’ère moderne. Ignorant absolument les traditions du music business, il a ainsi doublement marqué 2007 en publiant deux chefs d’œuvre inclassables qui explosent largement les carcans frileux du music business: un mix-album Fabric hybride entièrement composé de matières et de beats inédits, en hommage à la qualité du sound-system du club londonien, et Fizheuer Zieheuer, morceau monstre étalant la même boucle de musique gitane sur plus de quarante minutes. Villalobos, ou comment faire naître la communion absolue et le culte avec la plus jusqu’au-boutiste des démarches.

Tu as sorti deux monstres un peu mutants cette année, un cd mixé composé uniquement avec tes propres morceaux inédits, et une odyssée de quarante minutes.
Il existe évidemment une loi qui t’oblige à sortir quelque chose chaque année, pour qu’on ne t’oublie pas. Il faiu présenter un pensum de travail. Mais je n’avais vraiment pas l’intention de sortir quelque chose qui s’apparente un album. Les albums, pour moi, sont un vrai problème. Je produis de la musique pour le dancefloor, même si des fois mes morceaux s’étalent sur plusieurs faces de vinyles. Je voulais juste, pour le mix Fabric, rassembler quelques morceaux qui étaient faits pour exister ensemble, parce qu’ils ont été composés pendant la même période, et qui ont tous un feeling live, plutôt qu’un caractère démonstratif, concentré sur le sound-design. Faire un disque mixé, pour moi, c’est une tâche vraiment horrible, parce qu’il faut trouver les bons morceaux, contacter les labels qui sont soient trop petits, soit qui n’existent plus… Utiliser mes propres morceaux, c’était juste plus facile, plus spontané, parce que j’enregistre tout le temps, tous les jours, du lundi au vendredi, tôt le matin.

La plupart des musiciens sont plutôt obsédés par l’idée de laisser leurs marques avec des albums et une musique finie, fermée, comme si leur musique était un peu sacrée. Tu désacralises un peu l’idée traditionnelle de l’œuvre musicale.
Je me fous un peu de la manière dont ma musique sera perçue, à quoi on va la comparer, comment on va juger mon évolution ces cinq ou dix dernières années… Je hais tous les calculs, toutes les stratégies. Mes morceaux sont juste la capture de mon output au quotidien, de ma vision de la club music, comment elle devrait être, comme elle sera peut-être dans le futur… selon moi tout du moins. Quand je mixe, il se passe quelque chose de très pur, de très authentique, d’unique, complètement limité au moment. C’est une combinaison très fragile des amis qui sont là, du public, des bons vieux disques qu’on a sous la main, et ça ne se reproduira plus jamais. C’est pour ça que je déteste qu’on enregistre mes mixes, parce que ce n’est pas possible d’immortaliser ces moments.

Tout ce que tu fais semble être un hommage à l’immanence du moment unique.
Je suis né pour vivre ces moments uniques. Peut-être est-ce parce que mes parents m’emmenaient enfant vivre ces situations uniques, ces performances. En Amérique du Sud, il y a ce genre d’évènements tout les temps. Cette possibilité latente que chaque moment est unique et très précieux, que la connexion que tu peux ressentir avec les gens qui dansent autour de toi est complètement unique, historique, et qu’elle est limité au lieu où tu te trouves, aux personnes présentes, à la météo. C’est la chose la plus démocratique qui soit.

Ce genre de dévotion au moment présent semble être réévalué en ce moment, en pleine mutation des supports de capture de la musique, des sons et lumière jusqu’aux infrabasses dans les club, c’est comme l’explosion des évènements impossibles à capturer. C’est assez révélateur de ce que cherchent les gens au moment où l’enregistrement perd de sa valeur, éthique ou littérale.
Il faut observer, en détail, ce qui se passe dans une soirée quand tu joues, et avant, après. Ce qui se passe n’est presque pas intentionnel. Ensuite, tu peux essayer de reproduire ça dans ta propre musique. Tu te rends compte, alors, qu’il est impossible de reproduire ça si le son n’est pas optimum. C’est comme quand tu joues, les conditions sonores, l’étendue des fréquences que tu peux diffuser, la profondeur des graves, la beauté des mediums, est absolument déterminant dans les effets que tu obtiens, dans les répercussions de tes décisions, quand tu décides par exemple de ne pas mettre de basses ou de kick pendant un long, très long moment, et que lors retour peut réellement provoquer un sentiment très fort chez les gens avec qui tu essayes de communier. C’est quelque chose que tu apprends avec l’expérience, mais que tu ne peux absolument pas conceptualiser, ou figer en loi, ton cerveau fonctionne alors différemment. J’essaye de recréer ces environnements sonores là quand j’enregistre ma musique, et de me plonger dans des dynamiques similaires. Il existe toute une science, toute une discipline qui s’attache à décrire les effets des fréquences sur le corps humain, à Paris, à Chicago, comme tous ces musiciens du label Kranky qui enseignent aussi, et qui confirment beaucoup de choses que j’ai observées dans mon expérience de DJ et de producteur. J’aimerais beaucoup approfondir ce genre de recherches, mais j’ai une famille maintenant, et je dois m’en occuper… (rires)

Ce n’est pas frustrant d’inscrire ces sensations-là dans un medium forcément limité dans sa puissance d’évocation et d’immersion ?
C’est plutôt excitant de recréer quelque chose que tu ne peux pas décrire. Si tu étais dans telle ou telle situation un peu exceptionnelle, tu sais à quel point tu ne pas évoquer le bonheur d’un moment dans sa totalité. Essayer de le reconstituer, c’est très expérimental, aussi, presque scientifique dans la démarche. Fizheuer Zieheuer est construit exactement sur une telle tentative : c’est la description d’une situation assez sombre, comme un trou noir ou une grande mer vide dans laquelle tu erres, perdu, et de temps en temps tu tombes sur un îlot de refuge, d’une autre culture, avec des trompettes, et qui te permettent de te laisser un peu aller, de relâcher la pression. Toute l’évolution du morceau est basée sur les modulations en temps réel d’un delay, absolument impossible à éditer, dans les limites d’une face de vinyle. Je travaille toujours comme ça, je me mets dans les conditions d’un moment unique, et je m’enregistre. Je recommande à tous les musiciens de faire de même, même si les conditions ne sont pas idéales. Je ne fais que ça, j’expérimente avec des fréquences et du sound-design toute la journée, et de temps en temps un morceau de musique apparaît. Les décisions que tu prends alors sont les plus intéressantes que tu peux avoir. C’est exactement ce qui s’est passé avec Fizheuer Zieheuer. Et je suis heureux que les gens de Playhouse m’aient encouragé à le sortir sous cette forme.

Ton travail sur la répétition, le statique, la verticalité sonore et l’hypnose explore également des formes et des effets assez proches de ceux parcourus par beaucoup de compositeurs de musique contemporaine et expérimentale.
On peut danser sur la musique de Steve Reich ou Terry Riley. Et bien entendu, j’ai écouté cette musique, ainsi que la musique de percussions, ma vie entière. La répétitivité de Reich, Glass ou Riley est comme la capture intellectuelle de la musique africaine, des variations de tonalité très minimales qui sont exactement les harmonies de la musique africaine, afro-cubaine, sud-américaine. Je ne suis pas sûr que ma musique appartienne à la même famille, mais les effets que je recherche sont exactement les mêmes. Ainsi que le rythme. J’appelle ça le « BPM de la vie ». Notre vie entière n’est qu’une longue accélération, les BPM n’arrêtent pas d’accélérer, et la musique a eu tendance à accélérer à une époque, jusqu’à ce qu’on atteigne un seuil, limité par ce que le corps, l’esprit, et les battements du cœur permettaient. Il y a des tempi qui sont exactement adaptés à la manière dont le corps humain est conçu, et dont il peut se laisser aller dans l’étirement du temps. Quand tu danses en club, sur le set d’un DJ, c’est comme si tu lui remettais clé en main ton corps et ton esprit, et tu dois pouvoir lui faire entièrement confiance, pour qu’il ne te trahisse pas, pour qu’il ne te plonges pas dans un océan de douleur. C’est pour ça qu’il est très important que le sound-system soit le meilleur possible. C’est quand même des fréquences qui agissent directement sur ton corps ! Et pour que le DJ fasse bien son travail, qu’il soit à la hauteur de la situation qu’il va contribuer à créer avec le public et les conditions, il est essentiel qu’il soit aussi en confiance. Je rêve d’un environnement qui soit si parfait, si cosy, que l’on puisse se laisser complètement aller un mercredi après-midi à trois heures, sans drogue, sans alcool. Le son serait si incroyable qu’il t’absorberait immédiatement dans la musique, et que tu te mettrais à danser sans même t’en rendre compte.

C’est donc avant tout une affaire de … communication ?
La musique est la forme de communication la plus directe qui existe. Et le rythme est la forme de musique la plus immédiate : la mélodie, c’est la culture, le rythme, c’est l’universel, c’est la vie. La manière la plus positive de composer de la musique est d’explorer ce qui se passe avec ce rythme.

Tes disques sont pourtant assez exigeants, assez sévères.
La musique existe par des biais qui sont de plus en plus spécialisés, parce que nos vies exigent des situations toujours plus atomisées. C’est très politique, très déterminé socialement. Il faut avoir entendu au moins une fois dans un club ma musique, peut-être, pour comprendre ce qu’il y a à désapprendre dedans, peut-être. Mais, au bout du compte, la musique électronique est devenue la musique de danse parce qu’elle s’intéresse énormément au rythme, et c’est pour ça qu’elle a un succès universel. Par la communication qu’elle permet. J’ai vu mes parents ou les amis de mes parents apprécier des situations que je leur offrais, sans rien comprendre du pourquoi ou du comment. Et plus le temps passe, plus c’est universel. Ce qui est très important, c’est que c’est une musique très politique, mais qui ne peut contrôler les vies de personne. C’est pour ça que toutes les grosses rave commerciales échouent, parce que toutes les formes de contrôle industriels du mouvement mènent à la destruction : tout le monde copie tout le monde, tout sature, et on repart à zéro. Pour réussir, il faut préférer les petits rassemblements, les petites communions, là où la vie est possible, les petits labels, et les petits clubs.

Si la musique devient plus populaire, elle grossit inévitablement, et tu sembles professer une sorte de restreinte assez monacale, très engagée.
C’est le problème de cette scène : il y en a toujours qui veulent la plus grosse part du gâteau. C’est un mouvement démocratique très simple : le public va voir tel ou tel DJ parce qu’il sait qu’il sera respecté, et qu’il passera un bon moment. Et puis un intermédiaire veut leur faire payer de plus en plus cher, donc le public n’y va plus. C’est ce qui se passe avec tous ces grands raouts techno, comme la dernière Love Parade au Chili, qui était un vrai désastre. Je peux dire ça, parce que c’est un magazine français (rires). C’est encore différent en Amérique du Sud. Par exemple, pour la Love Parade, j’ai joué surtout pour des gens qui n’avaient pas les moyens d’aller en club, et je leur ai donné la version électronique de la musique qu’ils connaissent depuis toujours. Ils ont compris ma musique immédiatement. Les africains et les sud-américains sont les mieux formés et informés pour savoir comment célébrer cette musique : ils font des carnavals, pour tout le monde, pour le peuple, pour la rue. Autrement, je préfère jouer devants cent cinquante personnes, parce que j’ai l’impression de communiquer avec chacun d’entre eux.

Il y a quelque chose de magique dans la manière dont tu conçois ta musique. Fizheuer Zieheuer, par exemple, semble totalement dévoué à une seule chose : faire naître quelque chose de surnaturel à partir d’une boucle de musique à honorer, à invoquer, pendant une éternité.
Il y a quelque chose de magique dans la musique gitane, dans les harmonies, les rythmes, sa sauvagerie. Quelque chose m’a bouleversé quand j’ai découvert cette musique, et je voulais bouleverser les gens de la même manière en utilisant des fragments de cette musique dans un contexte électronique. La boucle que j’ai utilisé dans le morceau te transporte dans un autre monde en une seconde, et il fallait que la greffe honore ce pouvoir. Le futur de la musique électronique est ailleurs : les sons de synthétiseur sont limités à des fréquences isolées, et seront toujours moins riches, moins vivants, que des prises de son réelles. J’ai donc essayé de capturer un peu de cette magie dans ma propre musique, et de la multiplier par la magie d’un rythme, parce qu’il y a toujours de la magie dans le rythme, pas seulement dans les miens, ou dans ceux de la musique sud-américaine, parce qu’il n’existe pas de définition objective du groove. Le groove existe dès lors que quelqu’un veut a envie de danser dessus.

Un bon résumé de ton travail pourrait presque être comment étendre la définition de la musique sur laquelle peuvent danser les gens. Par exemple, il semble exister une loi universelle en musique électronique, qui exige un kick, une caisse claire, et une cymbale, mais ta musique semble presque toujours se passer de caisse claire.
Je viens d’une génération qui avait déjà dix ans quand le disco est arrivé. Et la musique sud-américaine m’a montré que les gens pouvaient danser sur autre chose. En ce moment, en Roumanie, il y a des gamins de vingt ans qui n’ont rien vécu de tout ça, et qui ont déjà tout compris. La Roumanie est un peuple très éduqué, tout le monde parle au moins trois langues, mais que s’est-il passé ? Il y a plein de DJs comme moi qui ont presque quarante ans, qui gagnent maintenant très bien leur vie parce que ça fait longtemps qu’ils sont là, parce qu’ils ont une grande expérience de comment faire danser les gens. Mais ces gamins nous ridiculisent complètement, et il faut les soutenir du mieux qu’on peut.

1 commentaire:

Guillaume Contré a dit…

Une des meilleures interview du maestro que j'ai eu l'occasion de lire. Ca nous change des questions sur Ibiza...