Tom McCarthy, Différence et répétitions (Chronicart #40, Novembre 2007)


Roman de l’indicible, évocation de l’oubli par le vertige de la répétition, le premier roman du Britannique Tom McCarthy est un objet littéraire excentrique qui a fait grand bruit en Grande-Bretagne l’an passé. Expérience inédite ou bizarrerie artificielle ?

Et ce sont les chats qui tombèrent est une proposition littéraire bien singulière, jusque dans ses petites aventures éditoriales. Après avoir été refusé par la plupart des grandes maisons anglaises, cet étrange roman a effectivement d’abord atterri à Paris, chez Metronome Press, petite maison éditrice de la revue du même nom qui se rêve en résurrection conceptuelle de l’Olympia Press de Girodias et qui entretient plus volontiers des relations avec l’art contemporain. C’est donc presque sans surprise que l’on remarquera que McCarthy s’est fait connaître comme inventeur et « secrétaire général » d’un organe réseau semi-fictif à l’activisme étrange et multidisciplinaire, la « Société Necronaute Internationale » Homme de lettres autoproclamé, McCarthy considère à son propre propos, diantre, que « l’art permet de placer l’action dans l’espace, un espace de devenir-actif dans lequel on peut agir plutôt que juste représenter». Et son premier roman possède un pitch que l’on pourrait aisément confondre avec le projet immense d’un artiste contemporain démiurge de notre étrange époque.
Plot étrange
Considérons donc l’histoire feuilletée du roman (intitulé de manière bien plus parlante Remainder en britton original, mot-valise intraduisible fabriqué avec remain, « ce qui reste » voir vestige, dépouille, et reminder, « pense-bête », « rappel »): un narrateur sans nom est la victime anonyme d’un mystérieux accident, qui le plonge dans le coma et le laisse amnésique psychomoteur et des raisons de son malheur. Après de longs mois d’une pénible rééducation durant lequel il devra réapprendre jusqu’au plus insignifiant des gestes de son corps, la mystérieuse entreprise responsable de l’accident le transforme en multimillionnaire en le dédommageant, sous condition que les raisons dudit accident, trou noir et horizon de son black-out, ne soient jamais révélées. Après une période de désoeuvrement absolu et de déception nostalgique, notre everyman extraordinaire, qui a l’impression d’exister, en différé, en dehors d’un monde qu’il ne perçoit plus qu’en liserés rationnels, trouve sa raison d’être dans la salle de bain d’un ami, frappé d’un déjà-vu vertigineux provoqué par une fissure dans le mur. Il décide alors de consacrer sa fortune à la recréation, tous sens mêlés, du flash qui s’est fortuitement échappé de l’oubli, moins en quête du mystère de son accident que du lien qui tenait son esprit, son corps, ses gestes au réel sans médiation. Et l’histoire qui s’ensuit, les détails concrets de la mise en œuvre d’une telle entreprise aporétique de répétition de la matière subatomique de l’expérience réel, la vue d’une fenêtre ou un hold-up sanglant, et la spirale d’addiction absurde qui y naît, prend curieusement la forme d’un véritable thriller cérébral, à la langue simple, à la forme résolument banale.

Aporie
Sur le papier, les enjeux théoriques du livre, que McCarthy lui-même connecte à Don Quichotte, sont, de plein fouet, immenses : la mise en scène du réel, les illusions du réel, la texture du réel, tout ce qui permet à la raison de le reconstituer pour y séjourner. Le roman est, encore selon son auteur, une tentative d’illustration littérale de L’écriture du Désastre de Blanchot, de l’indicible expérience de la mort, et on songe aussi, horizons en tête, à L’invention de Morel de Bioy Casarès, à Beckett, au Ballard volontiers expérimental de la Foire des Atrocités. Mais c’est surtout le déroulement étonnant du récit, les évolutions terrifiantes du narrateur au cœur de l’ouragan des artefacts, ses accélérations subites vers l’issue lacunaire, qui tiennent l’esprit pendant la lecture, et la spirale très noire des évènements évoque plus certainement Chuck Palahniuk que, disons, Platon. Car McCarthy élude sans effort, en petites ellipses éhontées, le cœur atomique de son sujet, l’horlogerie maniaque de la reconstitution littérale d’un souvenir indicible : l’entreprise littéraire nécessaire aurait été aussi folle que celle de l’histoire, et à cet effet, le détail d’un tel récit aurait effectivement débordé, échelle et forme, du carcan du roman traditionnel. Gageons que la tâche n’intéressait pas le pressé McCarthy - qui publie déjà au Royaume-Uni son deuxième roman, Men In Space, à la fin de ce mois – mais l’œuvre demeure, par son intrigue et son projet, suffisamment gonflée et insolite pour, on l’espère, faire des vagues jusqu’à nous.

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