Stefan Goldmann, Babel producer (Trax, juillet 2009)


Stefan Goldmann est un des grands aventuriers de la techno contemporaine. Pourtant, ce frère d’école de Âme ou Villalobos fait muter le genre avec une telle délicatesse et un telle dévotion que peu se sont rendu compte de l’importance de son travail. Obsédé par les histoires secrètes de la musique, il s’est frayé un chemin discret mais excentrique dans ces régions troubles de la dance et de l’electronica où la house et la techno partagent le même groove et où tout peut débouler, un chœur de voix dodécaphonique, une mélopée de koto ou une texture numérique éventrée, sans pour autant faire dévier la dance music de son chemin de croix ni perdre les danseurs dans des labyrinthes impossibles. On l’a ainsi entendu réinventer la deep house chez Classic ou Ovum, tutoyer les cieux avec des peaktime anthems magnifiquement improbables (l’inévitable « Sleepy Hollow », chez ses amis de Innervisions, ou l’insondable « Art of Sorrow », sur son propre label Victoriaville) ou traumatiser le tout Berlin avec une des propositions ambient les plus radicales de ces dernières années, l’insondable Voices of the Dead. A l’heure où son très caractériel label Macro, capable de sortir un maxi du gourou Pete Namlook comme un inédit du génie de la disco synthétique Patrick Cowley, devient le représentant idéal d’un Berlin new-look plus tolérant et positif (celui qui aime s’encanailler sur des rythmes bizarres au Panorama Bar du Berghain) l’allemand publie la plus étrange de ses œuvres : un edit intégral et 100% fidèle à la partition du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky, œuvre fondamentale de la musique moderne qui provoqua à sa première parisienne en 1913 un scandale si retentissant qu’il résonne encore aujourd’hui. Il était plus que jamais le moment de discuter avec cet étonnant boulimique de musique, dont l’univers dépasse largement la cause techno.

Pourrais-tu commencer par nous retracer le parcours qui t’a mené jusqu’à à la musique électronique ?
J’ai grandi à Berlin Est et Sofia, en Bulgarie. Mes parents sont musiciens, donc j’ai reçu une éducation musical dès l’enfance, mais je suis un piètre pianiste. J’ai eu un petit clavier Yamaha pour mes dix ans et je me rappelle avoir enregistré sur cassettes quelques horreurs ambient sous influence de Isao Tomita à l’époque, qui ont heureusement disparu dans le néant. Ensuite, j’ai joué de la basse avec des groupes au lycée et dans les clubs… Mes premières influences importantes en dehors de la musique électronique sont les disques de Miles Davis entre 1969 et 75, et tout ce qui s’y rapportait – Devotion de John McLaughlin, les premiers albums de Lifetime (groupe fusion explosif du batteur Tony Williams, avec McLaughlin, ndr), « Supernova » de Wayne Shorter, Jaco Pastorius, ce genre de trucs. J’étais aussi passionné par Steve Coleman, j’allais à tous ses concerts, et je jouais des standards dans les « jazz brunch »… Jusqu’au jour où j’ai proposé à mon groupe de faire de la drum’n’bass en live, parce que j’étais obsédé par Matrix, Source Direct, Photek et tous ces producteurs de drum’n’bass vraiment créatifs… J’ai commencé à m’acheter pleins de pédales d’effets pour grossir le son. Et puis je me suis pris « The Other Day » de Jeff Mills en pleine figure qui constitue encore aujourd’hui la pierre philosophale techno à mes yeux. Avec le temps, je me suis retrouvé avec un petit home studio et je me suis vite mis à composer des morceaux de house, sous influence Svek Records, Master at Work, peut-être le premier Daft Punk. Des DJs du coin à qui j’avais donné mes premiers DAT, comme Steve Bug et Dixon, m’ont donné une liste de labels, et je me suis retrouvé sur Classic (label de Derrick Carter et Luke Solomon, ndr)… Ce que je faisais n’intéressait personne en Allemagne, et le meilleur label de house anglais m’a signé tout de suite. C’était génial.

Comment juges-tu ton évolution depuis ton premier maxi ?
Il faut du temps pour trouver sa voix. J’ai eu la chance de jouer pendant plusieurs années en groupe, donc je ne partais pas de zéro. Je crois qu’en ce qui concerne la house et la techno, j’ai commencé à avoir confiance en moi en 2005, avec le maxi sur Perlon. Depuis que j’ai mon label, j’ai arrêté de me poser la question de savoir si mes morceaux sont dancefloor ou pas – je ne me sens plus obligé de satisfaire quiconque d’autre que moi. Bien sûr, j’ai toujours du plaisir à faire des bons morceaux dansants, mais je ne me sens pas prisonnier de ça comme une nécessité, comme tant de musiciens que je connais.

Tes morceaux les plus dansants, tes hits y compris, sont basés sur des évolutions subtiles d’ambiance, des mélodies très vaporeuses voire dissonnantes, des beats assez mutants: quelle serait ta définition d’un bon morceau de house ? Est-ce que ton activité de DJ te sert dans ton travail de composition ?
Un morceau de musique peut être génial de tellement de manières différentes… Je ne vois pas d’autre règle à suivre que de viser la plus pure des singularités. Si un morceau est bon, il déclenchera forcément quelque chose chez quelqu’un – dans le contexte d’un club, il dansera forcément. Un morceau qui remplit son essence te le fait toujours savoir. Dans la mesure où je fais l’expérience de ces moments quand je mixe, ça se répercute naturellement sur ma musique quand je suis en studio, et la subtilité m’aide beaucoup dans ma tâche. Il va sans dire que je suis moins intéressé par les ventes astronomiques que l’envie de recréer ces petits moments magiques.

Le nom de ton label, Macro, semble être un pied de nez ironique au genre de la « microhouse », qui désignait à une époque le courant les plus expérimental de la minimal allemande dans la presse spécialisée. Serait-ce une devise pour ta conception de la house music ?
Le terme « macro » exprime mon envie de voir les choses en grand, de ne pas faire un label ultra spécialisé de plus mais plutôt un label qu’on aime suivre parce qu’on sait qu’on sera surpris à chaque fois. Je pense vraiment qu’il y a de la place dans le monde de la house pour un label qui sort des hits dancefloor et des disques complètement barrés sous le même drapeau. Je connais le genre « micro », mais mon intention n’était pas de lancer un mouvement contre la minimal : je lui dois beaucoup, même si je n’ai jamais voulu me restreindre à ses exigences. Evidemment, je ne vais pas balancer de noms, mais il y a beaucoup de producteurs qui sont soit trop flemmards, soit trop concernés par l’usage qu’on va faire de leur musique… Ce qui nous amène au paradoxe d’une inflation monstrueuse de sorties parallèle à une déflation des idées.

En tant que berlinois, quelle est ton opinion sur les niches créatives de la ville et cet étonnant effet de standardisation qu’elle a sur la musique ?
L’effet de standardisation est mondial. Et si tu penses à un endroit comme le Panorama Bar, on t’y donne plus de liberté que n’importe quel autre club dans le monde. Il y a bien sûr trop de gens à Berlin qui empruntent le même sillon, mais ça n’a jamais tué personne de prendre la tangente. Et les gens importants que je respecte dans le milieu et l’industrie de la musique sont bien moins dogmatiques aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a quelques années.

Quels sont les artistes dont tu te sens proche ? Ceux avec qui tu aimes jouer, interagir, qui t’influencent ?
Je suis heureux d’être au bon endroit, au bon moment, parce que quelque chose est en train de se passer. Récemment, nous avons vraiment eu une nuit magique au Panorama Bar, quand Finn Johannsen, mon partenaire de Macro, a joué avec Raudive et Santiago Salazar, deux artistes du label. Nous avons dîné ensemble avant pour la première fois, tous ensemble autour d’une table, et nous avons passé un merveilleux moment. Ce sont les gens les plus importants pour moi en ce moment. J’aime aussi énormément ce que font Pépé Bradock et Ricard Villalobos, et j’aimerais beaucoup travailler avec eux dans le futur. Ensuite, il y a beaucoup d’artistes en dehors de la musique électronique, mais la liste serait trop longue.

Tu entretiens un rapport très fort avec la musique électronique « académique » et l’avant-garde en général, qui s’entend autant dans tes morceaux techno que dans les paysages électroniques de Voices of the Dead. Est-ce que tu as une formation de compositeur ?
Non. Mes études universitaires concernaient d’autres champs. J’ai pris des cours de théorie musicale, de solfège et tout ça, mais j’ai du mal à juger l’influence que ça peut avoir sur ma musique. Ma formation, ce sont surtout les heures que j’ai passées à écouter Bitches Brew de Miles Davis et Xenakis. La musique écrite ne me serait pas d’une grande utilité pour noter mon travail sur les textures. Quand aux partitions visuelles et conceptuelles des années 60 inventées par les compositeurs pour la musique électronique, elle me semblent plus pathétiques qu’autre chose : il ne s’agit que de boutons tournés en temps réel…

Ton amour pour la musique contemporaine « académique » ne se limite d’ailleurs pas à la musique électronique.
J’ai un rapport compliqué avec la musique classique académique. J’ai étudié la communication acoustique à la Technische Universität de Berlin, dans lequel il y a un studio célèbre de musique électroacoustique. Ils invitent des compositeurs à venir y travailler, et je dois avouer que Voices of the Dead a spécifiquement été conçu en réaction à cette bulle qui ne survit aujourd’hui que grâce à des restes de subventions qui se baladent dans les institutions. Après Stockhausen, tout n’est plus qu’inflation du nombre d’enceintes et algorithmes de plus en plus complexes… En tant qu’ingénieur du son, je trouve ça très amusant d’entendre des compositeurs parler d’un effet de phasing comme s’il avait été inventé par Deleuze alors que n’importe quel gamin avec une boîte à rythmes produit une musique plus avancée qu’eux en trente ans de recherche. En revanche, si tu écoutes les œuvres acoustiques de Ligeti, Boulez ou Feldman, ça reste incroyablement pertinent et moderne, probablement parce que leur modernité n’a rien à voir avec tel ou tel synthétiseur, et qu’ils étaient obligé de la trouver ailleurs. Ils m’inspirent beaucoup, et j’ai beaucoup de respect pour les gens qui savent lire la musique sur une partition comme on lit le journal et qui peuvent composer pour 40 instruments sans avoir besoin de s’asseoir derrière un piano.

Voices of the Dead demeure le plus mystérieux de tes projets.
C’est un projet de longue haleine. J’ai commencé avec quelques morceaux isolés avant d’imaginer tout un cycle de composition. Je trouve la musique expérimentale très ennuyeuse en ce moment, parce qu’elle n’est justement plus assez expérimentale : j’avais envie d’aller plus loin que tous ces drones ennuyeux... Je me suis fixé deux objectifs : aboutir à des oeuvres de musique vraiment composées avec de fortes spécificités formelles (c’est-à-dire autre chose que des bruits bizarres en liberté) et les faire confluer vers quelque chose de logique. Je leur ai donc imaginé un cadre imaginaire, qui serait le point commun de toutes les formes de musique et que j’ai ensuite essayé de représenter dans un contexte électroacoustique. C’est impossible à exprimer littéralement, mais c’est vraiment l’idée qui a ouvert les vannes de mon inspiration. J’ai joué ces morceaux au Berghain, en incorporant des synthétiseurs, des effets et une boîte à rythmes, parce que c’était le contexte idéal – c’est moi qui ai convaincus les gens du club de monter le Elektroakustischer Salon program, un endroit où les DJs peuvent jouer tout sauf de la techno pour un public qui écoute sans danser. Entendre Ricardo Villalobos mélanger du Ravel et des drones fut une superbe expérience.

Peux-tu nous expliquer ce que tu entends par ce « transitory state » (état transitoire) entre les notes qui semble t’obséder et qui te fais faire le lien entre « Stravinsky, le Death Metal et les Chants byzantins du 9ème siècle » ?
Mes goûts musicaux sont si variés en termes de styles que j’aime m’interroger sur leur dénominateur commun. En terme de microdynamiques, d’intervalles, d’équilibre formel, il y a beaucoup de jonctions à faire entre toutes ces formes de musique, même si elles ne s’appuient pas sur des définitions précises : pour le peu que je connaisse de la psychoacoustique, la science est loin d’avoir compris ces choses. Je n’aime pas la théorie, mais j’aime comprendre comment je fonctionne, pour peu que ça motive ma créativité.

Ce qui nous amène à ton projet d’edit du Sacre du Printemps de Stravinsky : qu’est-ce qui t’a attiré vers cette oeuvre majeure de la musique du 20ème siècle ?
Tant de compositeurs ont essayé d’émuler la charge scandaleuse de cette oeuvre… Mais le Sacre est avant tout une oeuvre fabuleuses. Seule la musique compte à mes yeux, je me m’intéresses pas aux implications politiques de l’art. Ce qui rendait l’oeuvre particulièrement adaptée au travail d’edit est la manière dont elle est structurée : elle est radicale dans sa variété, mais très harmonieuse dans la continuité. Le reste de la musique moderne du 20ème siècle est beaucoup plus monolithique, comme si aucune des oeuvres orchestrales qui ont suivi n’était aussi importante. Mettre mon grain de sel dans cette vache sacrée était pour ainsi dire irrésistible…

Comment as-tu choisi les différentes versions de l’oeuvre pour composer le puzzle? Techniquement, comment as-tu résolu les différences de cadence, de son et d’accordage?
J’ai passé un bon moment à passer en revue celles qui étaient disponibles pour le projet en sélectionnant les moments les plus frappants. Pour des raisons légales, je n’avais pas accès à autant de versions que j’aurais voulu. Mais la contrainte m’a été bénéfique, je pense, car sans elle je me serais sûrement perdu dans l’infini des possibilités. Si tu compares dix versions différentes du même moment, tu te retrouves avec des différences énormes… J’ai donc beaucoup fait appel à mon intuition. J’ai aussi du vérifier dans la partition que rien ne manquait, mais sans trop me focaliser sur les impuretés à éliminer, comme le bruit d’un camion qui passe à côté de la salle de concert, ou des musiciens qui ne sont pas tout à fait en rythme. Par contre, par miracle je n’ai trouvé aucune différence d’accordage : tous les orchestres étaient parfaitement accordé en 443Hz (l’accordage de référence de l’orchestre moderne, ndr). Il y a bien sûr beaucoup d’automations de volumes et d’équalisation pour régler les problèmes de transition entre les différentes balances et acoustiques des lieux et des enregistrements, pour ne pas altérer la continuité de l’oeuvre avec des ruptures intempestives. Parfois, certains instruments ressortent un peu trop à cause de la superposition de plusieurs enregistrements, mais j’ai fait en sorte que le résultat sonne le plus naturel possible.

Est-ce que tu as une version préférée?
Il y a un million de manières d’interpréter une oeuvre aussi complexe : certaines versions manquent de précision, d’autre de dynamique… Mon edit n’est qu’une possibilité parmi tant d’autres. Et dans la mesure où l’interprétation est un processus continu et pas une fonction mathématique avec un résultat déterminé, la version idéale n’existe pas.

En tant qu’auditeur, cet edit fait une expérience d’écoute très étrange, à la limite du liminal et du subliminal : on se meut d’un espace à une autre, d’une interprétation à une autre, en se rendant compte que quelque chose est inhabituel mais sans pouvoir déterminer d’où ça provient. Avais-tu prévu cet effet « d’unheimlich » (terme freudien sur la différence entre familier et étrangeté, qu’on traduit en français par « inquiétante étrangeté ») en travaillant sur l’edit ?
Oh, j’adore l’unheimlich ! Le plus passionnant dans ce projet, c’est que je savais exactement ce que je faisais techniquement mais que je n’avais aucune idée de où ça me mènerait artistiquement. Je ne le sais toujours pas. Cet edit travaille sur la perception, et rien d’autre n’est acquis que la partition derrière les enregistrements. Au-delà de ça, je sais juste que ça va bien au-delà du principe de l’edit, à savoir découper une oeuvre en petits morceaux pour la réassembler différemment. Peut-être que ça ne rime à rien. J’ai lu une interview intéressante de John Zorn dans un livre de Bill Milkowski où il soulignait l’aspect collage inhérent à la composition: « le truc de Stravinsky, ce sont les blocs, il travaille avec des blocs et il les réorganisent. Il utilise des blocs d’instruments, il les arrange selon un pattern et puis… Boom ! Il passe à une autre. C’est tout ce qui se passe dans l’oeuvre… Boom… Boom… Il change… Il change… Il rechange ». C’est une vision simplifiée du Sacre, mais suffisamment vraie pour que ça m’ait simplifié le travail. C’est là que la composition originale et mon travail d’editing interagissent le plus.

Est-ce que tu connais la nouvelle de J.L. Borgès qui s’appelle « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », dans laquelle un écrivain réécrit mot pour mot le Donc Quichotte de Cervantès ?
Bien sûr. Borgès a cette capacité de prendre une idée très simple pour tisser la plus incroyable des histoires autour. Ménard réécrit Don Quichotte sans le modifier parce qu’il se trouve incapable de surpasser la version originale. En ce qui concerne le Sacre, il serait absurde de trafiquer la partition. La comparaison s’arrête là. Je suis passé par la porte de derrière pour faire quelque chose de pertinent à partir d’un chef d’oeuvre, et j’ai réussi à ne pas tomber dans le piège de croire que je pouvais le rendre meilleur.

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