La Grande Librairie: petit parcours initiatique dans la Library Music (Trax, septembre 2009)

Tous les junkie de trésors obscurs, tous les mabouls des bas à soldes vous le diront: revenir sur les traces de la musique d’illustration revient un peu à remonter une affluent parallèle de l’Histoire officielle de la musique pop, bien plus secret encore que ceux de la musique expérimentale et des musiques de film. Car en dehors de quelques hits accidentels à la télévision (le générique des Chiffres et des Lettres, composé par un certain Claude Larson…), rien ne prédisposait ces œuvres indisponibles au public et conçues, composées et enregistrées en secret pour des images qui n’existaient pas encore à connaître des vies nouvelles chez les disquaires spécialisés, sur eBay ou sur les serveurs de quelques sites spécialisés. Comment expliquer un tel engouement ? Se pourrait-il que la frontière entre ces musiques par essence utilitaires et la pop officielle soit moins opaque qu’il n’y paraît, voire que cette dernière n’ait pas le monopole de la créativité ?

Le papier-peint de notre enfance
Connue sous une pléiade d’appellations aussi peu engageantes les unes que les autres (production music, buy-out music, incidental music, mood music, library music), l’industrie parallèle de la musique d’illustration est presque aussi âgée que sa grande sœur officielle puisqu’elle est fut inventée en 1927 par la société britannique De Wolfe Music à l’avènement du cinéma parlant. Conséquence pragmatique de la démultiplication des œuvres et des médias, ses géants (souvent liés à des major companies) et sa myriades de petites entreprises familiales façonnent leur catalogues sur mesure pour le cinéma sans le sou, la télévision, la radio ou la publicité. Théoriquement, les producteurs et les artistes y trouvent donc des équivalents des genres et des standards à la mode, à des prix défiant toute concurrence puisque tout est fait pour en faciliter l’acquisition des droits : les catalogues actuels de De Wolfe, KPM ou Boosey & Hawkes débordent ainsi certainement d’épouvantables spécimens clonés sur les originaux du dubstep ou de la French touch 2.0. Dans les faits, le bouillonnement créatif et technologique des années 60 et 70 et une heureuse conjonction d’événements ont pourtant vu les plus inattendus des compositeurs et sorciers de studio envahir les catalogues des labels de cette musica bis et tisser, à travers la radio ou le tube cathodique, ce que le génial Jonny Trunk de Trunk Records appelle « le papier-peint sonore de notre enfance ».

Paradoxale liberté
Comme l’explique cet étonnant érudit des b.o. de films pornos qui réédite sur son précieux label Trunk monts et merveilles de la library music britannique (l’anthologie Music Library, les œuvres de Basil Kirchin et Sven Libaek, les répertoires de groove du catalogue Bosworth ou les pépites électroniques des pensionnaires du BBC Radiophonic Workshop) : « deux facteurs ont favorisé l’éclosion d’œuvres aussi libres et passionnantes : des nouveaux jouets électroniques venaient d’envahir les studios et poussaient les musiciens à expérimenter, et ces musiciens devaient composer de la musique pour des films qui n’existaient pas encore, ce qui est un contexte de composition très intéressant ». Julian House, graphiste très influent pour Broadcast, Primal Scream ou Stereolab obnubilé par l’univers graphique unique de la library music et co-fondateur du label Ghost Box, confirme le paradoxe particulier qui favorisait l’originalité de ces œuvres musicales pourtant produites dans la contrainte: « Les chansons pop aussi sont créées pour des marchés précis, et je pense qu’on a dépassé depuis longtemps le mythe d’une musique qui serait l’expression pure d’émotions intérieures. L’aspect utilitaire de la library music fait partie des choses qui la rendent unique. Le fait que ces musiciens étaient obligés de réagir à des thématiques spécifiques autant qu’abstraites comme « sous l’eau » ou « progrès industriel » les poussait à utiliser leur imagination et leur bon sens musical en même temps pour créer leurs sons et leur musique ». Plus simplement, le compositeur Janko Nilovic, dont le légendaire Psyc Impressions (sorti sur Montparnasse 2000 en 1970 et réédité en 2003 par Dare-Dare) vient d’être samplé en long et large par NoID & Kanye West pour le Death of Autotune de Jay-Z, expliquait il y a quelques années au webzine Scopia le contexte exceptionnel de liberté dans lequel il enregistrait: « Je faisais ce que je voulais. Je proposais à mon éditeur un disque de percussions ou de big band et il disait OK. Ensuite je lui proposais un disque pour les enfants et ça passait aussi. Toute cette liberté et cette diversité musicale m'apportaient une expérience incroyable ». De fait, certaines propositions parmi les plus singulières de l’histoire de la library music s’apprécient moins comme des accidents industriels que comme des œuvres uniques et passionnantes, creusant souvent des tunnels de traverse totalement inédits entre la pop, le jazz, la musique électronique et la musique savante. Jess, compilateur avec Alex Le-Tan des deux volumes de Space Oddities pour le label allemand Permanent Vacations, résume idéalement: « C’était une autre époque, il suffit de se rappeler les morceaux complètement psyché qui servaient de génériques aux émissions qui passaient à la télé quand on était mômes».

Des samplers vers la gloire
Mais à l’instar des parcours chaotiques d’autres sous-genres mésestimés de la musica bis comme la space-age pop ou l’exotica, la route vers la réhabilitation de la musique d’illustration fut longue et mouvementée, malgré quelques tentatives discrètes de quelques passeurs passionnés (les deux volumes de Nuggets compilés par Luke Vibert ou les Connectors de Barry 7 du groupe Add N To X, tous édités par Lo Recordings). D’abord prisés par les amateurs d’easy-listening, de bizarreries 60s et autres exploitation grooves cinématiques, ses catalogues magnifiquement produits ont vite fait le bonheur des collectionneurs de beats. Comme l’explique Jess, qui a lui-même vu la lumière après avoir acheté un lot de 1500 disques parce qu’il était en quête d’échantillons : « les premiers à avoir fouillé dans les bacs de library, c’est les mecs du hip-hop et de la house, parce qu’ils savaient que la library est bourrée de pépites que personne ne connaît, avec des sons déments. Je connais des mecs qui achetaient des lots de library européenne pour les revendre à Kenny Dope. Mais personne à cette époque ne s’intéressait aux morceaux tels quels, comme aux morceaux disco par exemple, alors qu’il y en a des tonnes». Grâce au travail remarquable de quelques labels (Glo Spot, Pulp Flavor, Finders Keepers, Trunk, Strut, Tummy Touch, Dare-Dare) qui ne rééditent plus seulement des compilations mais des albums entiers, les pochettes génériques des références souvent anonymes de CAM, MTS, Musique pour l’image, Peer, Europhon, Patchwork, Bruton, Chappell, Conroy, Gemelli, Quadriga, KPM, Boosey & Hawkes, Sonimage, Crea Sound, Neuilly, Montparnasse 2000 et St Germain des Prés, Panda, Selected Sound ou L’illustration musicale font désormais rêver les dingos de rock kosmische et de disco synthétique et les aficionados des pionniers les moins révérés de l’avant-garde électronique comme Egisto Macchi, Frederick Judd, Arsène Souffriau, Gerhard Trede, Mark Shreeve, Mike Vickers ou Ron Geesin.

Library disco
Le-Tan, lui, est arrivé à la musique d’illustration directement par le disco : « En bon féru d’obscurités, j’étais à la recherche de morceaux inconnus à mixer. A l’époque, j’écoutais pas mal de mixes de trucs cosmiques de la fin des années 70, et j’ai commencé à repérer quelques morceaux de library dedans. Avec Jess, on a pensé les Space Oddities en réaction à l’engouement pour le Cosmic, à toutes ces compilations qui se contentaient de rassembler les classiques des mixess de Baldelli. Comme on avait toutes ces perles playlistées nulle part sous la main, ça semblait irrésistible ». De fait, les excellentes Space Oddities, avec leur orientations thématiques idéales, ont fait bien plus qu’extirper « Sultana », l’odyssée disco culte du groupe norvégien Titanic, du catalogue April Orchestra : elles ont ouvert en grand les portes de la library music européenne à tout un public avide d’obscurités funky, futuristes et cosmic qui n’avait jamais soupçonné son existence, et sorti de la naphtaline des stakhanovistes oubliés (Yan Tregger, Camille Sauvage, Claude Perraudin, Jean-Pierre Decerf). Miraculeux retour de flamme, Arpadys, groupe parallèle des très successful Voyage (Sauveur Mallia, Marc Chanterau, Slim Pezin, Pierre-Alain Dahan, Georges Rodi, tous contributeurs prolifiques de la musique d’illustration de la fin des années 70) s’est récemment reformé pour un concert au Cargo de Londres, et une compilation initiée par le site DJ History voir leurs tubes enregistrés pour le label Tele Music remixés par les jeunes pousses novo disco (Faze Action, Mudd, Prins Thomas, Idjut Boys). Plus chanceux encore, Bernard Fèvre est un autre bricoleur de l’illustration musicale à avoir bénéficié de l’engouement pour le disco européen après la résurrection du « Disco Club » de Black Devil : les fouilleurs zélés des Chemical Brothers et de Rephlex lui ont même offert une nouvelle carrière à 60 ans passés. Lo Recordings sort en cette rentrée une version remixée et réinventée par Fèvre lui-même du Monde étrange de Bernard Fèvre, magnifique pépite de courtes explorations synthétiques originellement publié par l’Illustration Musicale en 1975. Et le français de résumer lui-même son parcours étonnant dans un entretien donné en 2007 à notre confrère Julien Bécourt: « Je suis allé vers l'illustration musicale en espérant aller comme ça vers la musique de film, cela n'a pas fonctionné, j'ai pu seulement me nourrir : c'est déjà formidable ! J'ai beaucoup plus fait de musique pour bouffer que pour le pied. Maman ! Je vais peut-être reprendre mon pied? La disco que j'ai fait n'intéressait personne, elle n'était pas vraiment de son temps, le terme new wave n'existait pas encore, je regardais à l'horizon des spectres que nous étions certainement très peu à voir ».

Roger Roger etc.
Mais parce que leur condition particulière, des artworks occultes et une inclination certaine pour les pseudos idiots les condamnaient à l’anonymat, personne ou presque jusqu’à récemment ne connaissait même les plus vaillants artisans de l’illustration sonore par leurs noms. Certes, on retrouvera la trace de pas mal de compositeurs célèbres en goguette (Ennio Morricone, André Popp, Vladimir Cosma, Jean-Jacques Debout AKA Monsieur Chantal Goya, Jean-Jacques Perrey ou Piero Umiliani) mais les excavations des catalogues de l’illustration sonore ont surtout permis de découvrir une floppée de génies discrets. Ainsi le sculpteur de soleil Sven Libaek, la grande chasseuse de fantômes électroniques Delia Derbyshire ou le jazzman cubiste Basil Kirchin créaient sans se soucier de la postérité des musiques si extravagantes et singulières que la pop music aurait certainement été différente s’ils avaient œuvré dans la lumière. Aucun n’eut pourtant une carrière plus grande et plus secrète que le géant Roger Roger (son vrai nom !). Né en 1911, ce fils de cantatrice qui accompagna même Edith Piaf et Charles Trenet fut engagé en 1955 par Chappell Music, après avoir participé aux toutes premières heures de l’ORTF et composé pour le cinéma. L’auteur de « Versailles » (la musique qui précède toujours les allocutions du président de la république à la télévision française) enregistra ensuite sous son nom ou celui de sa grand-mère (Cecil Leuter) un nombre ahurissant d’albums, dont on retrouve des traces dans une foultitude de soap operas et de séries anglo-saxonnes, dont Le Prisonnier . Dans son mythique studio Ganaro près de Versailles, il explora seul ou avec ses éternels comparses et amis d’enfance Nino Nardini et Eddie Warner tous les genres - de la musique symphonique jusqu’à funk en passant par la musique électronique planante ou l’exotica… Et bien plus encore : un certain nombre de l’immense pile d’albums qu’il enregistra pour Chappell, Crea Sound, Peer ou Neuilly ne ressemble de fait à aucune autre musique connue. Internet, quelques admirateurs fanatiques (Vibert ou Stereolab) et quelques rééditions fondamentales (la compilation Grands travaux, le Pop Electronique de Cecil Leuter ou Jungle Obsessions, avec Nino Nardini) font heureusement oeuvre de réhabilitation, et Roger Roger a désormais rejoint Raymond Scott, Jean-Jacques Perrey et Wendy Carlos au Panthéon des pionniers de la pop électronique.

eBay et les philanthropes
Si personne ne sait ce que le nouveau « Do the Joy » de Air doit à un certain Jean-Pierre Decerf, et si comme l’affirme Le-Tan, « la musique d’illustration et les Space Oddities n’intéressent vraiment que quelques nerds », les nerds en question n’ont semble-t-il jamais été aussi nombreux qu’en ce moment. A une époque où le fétichisme pour les disques rares atteint grâce à Internet une nouvelle apogée, l’attrait pour ces disques autrefois interdits à la vente publique est énorme. Les références cultes (ou moins cultes) des labels phares (ou complètement obscurs) de la musique d’illustration s’échangent à prix d’or sur eBay, certains n’hésitant pas à faire du business en gonflant les cotes de certains disques. Ce que Jonny Trunk, immense connaisseur et collectionneur, déplore : « Je consacre moins de temps à la chasse aux disques oubliés qu’avant, mais j’y passe tout de même beaucoup trop de temps. Internet a bien sûr définitivement changé la donne : des disques extrêmement rares connaissent des expositions énormes, les prix sont devenus imprévisibles et beaucoup de revendeurs passent leur temps à essayer de revendre des disques médiocres à des prix insensés. Bien sûr, je préfère fouiller dans les médiathèques et les bacs de disquaires, mais c’est de moins en moins possible. Et c’est très triste ». Heureusement, Internet a aussi ses généreux bienfaiteurs. Dans sa superbe volonté philanthrope d’utiliser les serveurs de ses sites et de ses blogs pour remettre à disposition les références oubliées par les majors, une communauté sans cesse grandissante d’insatiables collectionneurs enregistre, encode et uploade une pléthore de disques rares, cultes ou les deux, pour ceux qui veulent bien se donner la peine de les chercher. Ainsi cet article n’aurait pas été le même sans leur étonnant travail.

Eye openers
Finalement, l’âge d’or de la musique d’illustration a joué un rôle décisif dans l’imaginaire de quelques musiciens parmi les plus singuliers et les plus intrigants de notre temps. Après la belle idylle entre Sonic Boom de Spacemen 3 et Delia Derbyshire (avant son décès en 2001), nombre de satellites de la nébuleuse Birmingham dont les toujours formidables Broadcast de Trish Keenan et James Cargill nourrissent leur pop farouche à tout ce que la library music a produit de plus excentrique, de Basil Kirchin aux artisans du Studio G et du BBC Radiophonic Workshop. Surtout, leurs bons amis du label Ghost Box (Julian House alias The Focus Group et Jim Jupp alias Belbury Poly, le Mount Vernon Arts Lab de Adrian Utley de Portishead ou le mystérieux Advisory Circle) produisent une musique hyper spécifique influencée par le surréalisme anglais, la library music et les bandes-son des vieux films documentaires qu’on projetait dans les salles de classe. Pour le co-créateur du label Julian House : « nous sommes surtout inspirés par l’esprit de la library music : l’étrangeté de la musique, les pochettes génériques et colorées, les liens incertains avec notre subconscient à travers des émissions de télé dont on ne se souvient qu’à moitié… La musique de l’enfance agit sur nous à un niveau inconscient, et remonte depuis un recoin perdu de l’esprit vers la surface dès qu’un signal visuel la stimule. Nos disques sont en partie des disques de library music oubliés, en partie des rêves ». En attendant d’être sollicités par KPM ou De Wolfe, les artistes du label bricolent des disques de library music imaginaire référencés jusque dans les descriptions des morceaux sur les pochettes. Une démarche qui résume à la perfection le regard fasciné et gorgé de fantasmes que pose notre époque sur ces musiques d’un autre temps : toujours plus paradoxalement à l’heure des labels indépendants, de Myspace et des home-studios dans toutes les maisons, les musiciens d’aujourd’hui reviennent sur ces havres inattendus de créativité, pleins de fascination, d’envie et d’admiration pour leur étonnante, totale liberté.

1 commentaire:

--- a dit…

très bon article. Gracias D