Ratatat – Bis Repetita Placent (paru dans Chronic'art, juin 2010)

Dans les premières lignes de Chambre obscure (1932), Vladimir Nabokov commet un sacrilège romanesque: il révèle à l’avance l’intégralité du récit qu’il va conter, arguant au lecteur qu’il doit être attentif à la manière dont le récit sera raconté plutôt qu’au récit lui-même, puisqu’à quelques détails près tous les récits du monde dérivent d’une petite dizaine de canevas narratifs qui étaient déjà usés jusqu’à la lie à la Chute de l’Empire Romain. La première écoute d’un nouveau morceau ou d’un nouveau disque de Ratatat s’apparentant toujours à un troublante impression de déjà-entendu, on serait tenté de penser qu’Evan Mast et Mike Stroud nous racontent encore et toujours la même histoire depuis 2003. Se pourrait-il alors que sous leur sobriquet onomatopéique et leur carapace de grosse machine crossover à faire danser les kids sur des riffs de clavecin à la sixte mineure, Ratatat cachent une ascèse formelle (l’instrumental comme mortification culturelle), rhétorique (à fond la forme, fond informe) voire existentielle (la neutralité zen comme horizon transcendantal) ? Que rien d’autre n’y compte que les textures des vieux instruments bizarres qu’ils empilent dans leur studio des Catskills, shruti box d’Inde, Optigan de Mattel ou Autotune d’Antares? Pour ce questionnement et aussi pour quelques autres (voici l’un des très rares projets de la pop derrière lequel on demeure résolument incapable de lire une intention), on était impatient de rencontrer les gars Mast & Stroud et de déchiffrer le chouette LP4 en leur compagnie… Même si l’on se doutait aussi à l’avance qu’ils seraient les derniers à pouvoir mettre en mots et en idées la beauté de leur geste digne d’une réduction transcendantale.

Entre les doigts
On a donc pas été déçu de notre déception : grâce son bienveillant mutisme, le secret du bonheur selon Ratatat est bien gardé. Parlez donc de Chambre obscure à Mast (qui l’a lu et qui voit très bien de quoi on veut parler): « Pour moi, forme et fond sont indissociables. Ils existent sur un même plan et ils évoluent simultanément. Ce qui ne change pas, c’est cette foutue guitare qui est très spécifique, et peut-être certains sons de synthé. Mais pour moi, LP 4 marque une rupture » . Bis repetita pour Stroud, bien embêté qu’on lui parle de linéarité contrariée et du secret du bonheur par la répétition du célèbre aphorisme horatien (« bis repetita placent »): « On a enregistré très vite, sans réfléchir, dans la foulée de LP3. Les deux disques proviennent des mêmes sessions et en gros, LP3 c’est les treize premiers morceaux qu’on a enregistrés, et LP4, les douze derniers. Mais de fait, les idées les plus bizarres sont arrivées vers la fin, et je trouve les deux albums très différents ». A la sortie de la méprise, les deux concèdent une seule volonté : quoi qu’il arrive, leur musique doit glisser entre les références et entre les doigts. Si la pochette de LP4 met en scène le perroquet de Stroud, c’est parce qu’il était présent pendant les sessions d’enregistrement : « Pas de visage, pas de titre, pas de personnages… On ne veut attacher aucun contexte, aucune image à la musique. Il est impossible de produire et d’arranger des mélodies ex nihilo à notre époque, mais on vise une certaine pureté. C’est pour ça que nos titres restent ouverts, poétiquement ambigus. Ils n’engagent à rien, ils ne dirigent presque nulle part ». La question qui les fait le plus rigoler ? « Ratatat, c’est quoi comme genre ? »


Dans les limbes
Entre les lignes et entres les instrumentaux, LP4 raconte pourtant une sorte d’histoire, à reconstituer à partir des fragments de voix qui éclosent dans les intervalles et dont la genèse est une histoire à elle toute seule. Evan : « On voulait utiliser un sample des Moissons du ciel, de Terrence Malick, qui est vraiment un film bizarre où les dialogues sont couverts par du bruit ou du silence. Après le montage, il a demandé à l’actrice Linda Manz, qui avait douze ans à l’époque, d’improviser des impressions sur le film et c’est la voix off qu’on entend dans le film. On a fini par rencontrer Manz et à l’interviewer avec ma sœur. Toutes les voix qu’on entend sur le disque viennent de là, et ça fait une sorte de narration sous-jacente pour le disque ». Evidemment, pas la peine de demander de quoi ça parle. C’est de la musique instrumentale, ça ne parle pas. En attendant un hypothétique LP5 qu’on rêve en hommage différé à un autre duo, Autechre, on continuera à danser et à rêver sur les chants muets de LP4 et ses prédécesseurs, les yeux fermés, bien heureux de pouvoir flotter dans les limbes de notre ignorance. Une fois n’est pas coutume.

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